Une odyssée estivale à suspense, où, entre autre, le patchouli a le pouvoir de rendre invincible, une puissante armure invisible, un véritable repoussoir !
Il pourrait s’appeler Paul.
Ce 21 août 1984, il s’est réveillé avant le matin.
La nuit a été agitée. Il est resté longtemps dans l’obscurité, réfléchissant à cette journée.
L’inquiétude l’étreint, il va vers l’inconnu.
Pour l’instant, Paul ne maîtrise rien.
Une cigarette
Prélude
21 août 1984 — 7:30 — la voiture
Il a pris soin de se garer le plus loin possible.
Une cigarette
Il sort de sa grande besace toutes les bouteilles de parfum Spiritual Sky qu’il a pu trouver, du patchouli, du bois de santal, de l’ambre, du musc, de la vanille. Il s’asperge méticuleusement de la totalité de leur contenu, son armure invisible.
Même s’il est tôt, il est temps d’avaler les deux petits comprimés, alliés précieux pour supporter cette journée angoissante.
Il reste encore un long moment à respirer et réfléchir.
Certes il montrera sa véritable personnalité fantasque mais il sera d’abord un modèle de gentillesse et de candeur désarmantes.
Il sent une boule au ventre.
Il ouvre sa besace pour vérifier qu’il n’a rien oublié et met ses lunettes noires.
Une cigarette
Paul est prêt.
Détermination
21 août 1984 — 7:45 — la rue
Malgré l’heure très matinale, il croise deux ou trois passants. En le voyant, ils semblent interloqués, voire effrayés et préfèrent changer de trottoir.
Ils se sont retrouvés nez à nez avec une drôle de créature.
Mais ils ont d’abord entendu chantonner une mélopée inconnue et dissonante.
Si leurs yeux ont commencé par le bas, ils ont pu apercevoir deux bottines pointues à talonnettes, avec chacune une grosse boucle travaillée avec des motifs bien alambiqués, des chaussettes dorées, puis une grande blouse noire moirée qui descend mi-mollet et par-dessus une grande veste bouffante imitation soie, noire et or.
C’était sa tenue fétiche, cette année, à la fac, sensation assurée !
Ils n’ont pas pu, non plus, rater sa coiffure. C’est un véritable feu d’artifice, une tignasse épaisse et hérissée qui va du rose pâle au bleu foncé, en passant par le rouge vif et le pourpre intense. Pour finir, il a six gros anneaux à son oreille gauche.
Et enfin, il y a cette carapace de parfum capiteux qui les a pris aux tripes de bon matin, carapace invisible.
Il croise encore d’autres passants qui ont tous la même réaction en l’apercevant : fuir !
Paul arrive au coin de la rue. Il va bientôt se présenter à l’entrée, il ne peut plus reculer.
Une dernière cigarette
Anxiété
21 août 1984 — 8:00 — Le sas
Il est devant la porte avec d’autres garçons qui n’osent poser leur regard sur lui. Il les salue, sans réponse.
Un homme en uniforme reçoit le petit groupe, il est médusé.
— Vous devez avoir une convocation
Chacun montre la sienne mais Paul pose sa besace par terre et commence à en retirer des enveloppes. Il les ouvre une à une, regarde méticuleusement leur contenu et dit :
— Excusez-moi, je cherche ma convocation, maman l’a trop bien rangée.
L’homme de l’accueil semble incrédule devant ce spectacle. Il passe un coup de téléphone rapide.
— Je n’en ai pas besoin, on va venir te chercher.
Il indique aux autres garçons le bâtiment où ils sont attendus. L’homme s’installe à son bureau et l’abandonne dans le sas à attendre.
Après quelques minutes d’attente, Paul essaie d’engager la conversation :
— C’est beau ici, de quand date sa construction ?
L’homme lève la tête avec un air gêné :
— Je ne sais pas, excuse-moi, j’ai du travail
De nouveau, le silence.
Un autre homme en uniforme, un joli garçon, arrive et se présente :
— Je serai avec toi pour cette journée. Si tu as besoin de quelque chose tu me demandes. Suis-moi
Le fait d’avoir ce garde du corps le rassure un peu.
Ils traversent une grande cour carrée où il y a des espaces d’entraînement. Il entend des sifflements et des quolibets à son passage :
— Tu viens poulette ?
Paul s’applique à saluer aimablement tout le monde. Son accompagnateur accélère le pas.
Grand-guignol
21 août 1984 — 8:15 — La salle d’observation
— Tu attends ici
C’est une grande salle vide, toute blanche, le sol est couvert d’un carrelage beige bon marché, la lumière des néons est crue, il fait froid.
Il décide d’aller s’asseoir par terre, face à la porte d’entrée qui est équipée d’une petite vitre d’observation.
Il reste là, immobile. Il voit passer des visages qui s’arrêtent, certains s’esclaffent.
Il s’assoit les jambes bien écartées. Les réactions sont immédiates car il n’a pas de sous-vêtement.
Et puis, très lentement, il vide sa besace avec précaution sur le sol. Il sort, une à une, des enveloppes, une sorte de petit porte-documents de facteur, un walkman et des cassettes, beaucoup de cassettes.
Il introduit une cassette dans son walkman, met son casque sur la tête et appuie sur lecture..
Et il se met à chanter, enfin chanter est un bien grand mot si l’on entend les sons qui sortent de sa bouche. En tout cas, il vit chaque morceau intensément.
Pendant ce temps, il prend une enveloppe, l’ouvre et pose son contenu en faisant des petits tas sur le sol après l’avoir bien observé. Ce sont des tickets de caisse, des emballages, des petits mots, des photos. Ensuite, il trie, modifie les petits tas, range le tout dans les envelopes puis dans le porte-documents.
Il laisse le tout de côté quelques minutes et il recommence.
Et il recommence.
Même s’il semble absorbé par sa tâche, Paul remarque qu’il est l’objet d’une attention particulière, il y a beaucoup de mouvement derrière la porte.
Soudain, il doit se rendre aux toilettes. Alors il range avec soin toutes ses affaires dans sa besace. Malgré son envie pressante, il procède avec une extrême lenteur, un hommage à la servante de la fée du Pinocchio de Comencini.
Il se dirige vers la porte, tous les visages disparaissent. Il toque, son garde du corps lui demande si tout va bien et s’il a besoin de quelque chose. Et toujours avec cette voix presque enfantine :
— S’il vous plaît, je voudrais aller aux toilettes
Il ne peut pas y aller seul. Son accompagnateur lui dit :
— Tu laisses la porte entrouverte
Il lui répond très gentiment :
— Je peux laisser la porte grande ouverte si vous le souhaitez
— Entrouverte suffira largement
— Laisse-moi ton sac et montre-moi ce que tu as dans les poches
— Mes vêtements n’ont pas de poches. De quoi avez-vous peur ?
Aucune réponse.
Hardiesse
21 août 1984 — 9:15 — La visite médicale
Ils traversent à nouveau la grande cour et de nouveau des quolibets voire des insultes :
— Hé PD !
Paul serre les dents mais continue à saluer avec courtoisie :
— Bonjour messieurs
Il est heureux d’avoir son garde du corps.
Ils arrivent dans un autre bâtiment et des vestiaires remplis de garçons de son âge.
Alors que l’ambiance est bruyante et bon enfant, à l’instant où Paul entre, le silence se fait soudain. Certains se bouchent le nez et font la grimace.
Son garde du corps lui dit :
— Enlève tes lunettes et suis les consignes. Je reviens te chercher. Et attention à toi.
Il voudrait le serrer fort dans ses bras ce garde du corps. Il se contente de répondre d’une voix enjouée :
— Oh merci monsieur
Le médecin entre :
— Mettez-vous en slip et attendez que l’on vous appelle
Paul retire ses habits. Il reste là nu, en bottines. Les rires fusent.
Le médecin accourt
— Que fais-tu ? Remets ton slip !
Paul lui répond tout sourire :
— Je n’en ai pas
Le médecin soupire, lève les yeux au ciel :
— Mets ta veste et rejoins-moi
— Prends ce flacon, remplis-le à moitié aux toilettes.
— Je viens juste d’y aller
— D’accord, on verra plus tard
Paul est pesé, mesuré. Lors du test de vue, Paul déclame avec emphase :
— O comme organza, b comme bergamote, z comme zanzibar…
— Cela suffit
Coupe sèchement le médecin.
Vient ensuite le questionnaire médical, les antécédents familiaux. Il répond scrupuleusement avec calme.
On lui demande à nouveau son urine. Il s’exécute mais le flacon déborde et il en a plein les mains. Il revient au bureau, il pose le récipient tout souillé. Tous les documents sont aspergés.
Le médecin explose
— Mais ce n’est pas possible, sors d’ici !
Il voit avec soulagement que son garde du corps l’attend au-dehors.
Concentration
21 août 1984 — 10:30 — Salle de classe
Il lui propose un café.
Une cigarette
— Je t’accompagne pour les tests
On lui a donné un précieux conseil : « quoi que tu fasses, tu dois vraiment réussir les tests d’aptitude »
Dans la salle, il remarque que les places autour de lui sont toutes vides. L’effet patchouli ?
Paul a un moment d’appréhension : «Vais-je y arriver ?»
Sur sa fiche de renseignement, à la rubrique profession, il marque artiste et chanteuse de rock.
Les tests commencent et durent une bonne heure. Il y en a de simples, culture générale, math, logique.
Il y a aussi des tests de perception de l’espace. Il faut mettre des flèches pour indiquer le mouvement de telle ou telle poulie.
Ce sont les plus difficiles mais il lui semble que les réponses lui viennent très aisément.
Sûrement grâce aux petits stimulants qu’il a avalés ce matin.
Paul termine les tests en un temps record et demande à sortir.
Force
21 août 1984 — 11:30 — La cour
Son garde du corps semble surpris de le voir sortir si tôt.
— Cela va être l’heure du déjeuner, je t’accompagne au mess
— Il n’est pas encore ouvert. Installe-toi là, je reviens
Une cigarette, deux cigarettes
Il s’assied sur le trottoir, il a la tête qui tourne.
Tout d’un coup, un garçon arrive vers lui à grands pas.
— Salut, tu vas bien depuis la semaine dernière ?
Paul le reconnaît, un moniteur de la colonie de vacances où il a travaillé. qui n’a jamais daigné lui adresser la parole pendant tout leur séjour.
«Et merde ! Pourquoi vient-il maintenant ?»
Il se lève, enlève ses lunettes et le fixe sans un mot.
L’autre est tout penaud :
— Ah ok, je me suis trompé, désolé
Paul repart dans son monde.
«L’imbécile !»
Une cigarette
Si il a croisé d’autres garçons de son lycée, aucun n’est venu le saluer.
Dégoût
21 août 1984 — 12:00 — le mess
Son entrée au mess provoque diverses réactions, certains paraissent en colère, mais Paul continue à saluer tout le monde avec amabilité.
Il n’a pas faim. Cependant, il se force à choisir un peu de nourriture.
Il trouve une table vide. Il y reste seul, toujours l’effet patchouli.
Il picore un peu de riz insipide. Il a remis ses lunettes noires et savoure cette tranquillité, ce calme, cette solitude.
Paul tient à rapporter le plateau même s’il n’a pratiquement rien mangé.
Il le pose devant les personnes du service et dit, toujours avec cette voix :
— Je tiens à féliciter le chef et à le remercier
Pas de réponse, ils sont trop atterrés.
Calme
21 août 1984 — 13:00 — La cour
Il demande un café, sort et s’installe en plein soleil du mois d’août, bien à la vue de tous.
Cigarette
Il met son casque, choisit une cassette et se met à fredonner.
Il est l’objet de beaucoup d’attention mais il ne sent plus l’animosité du matin.
Et puis, son garde du corps veille.
Satisfaction
21 août 1984 — 14:00 — Salle des résultats
Paul n’a aucune notion du temps mais il ressent une énorme fatigue. Il ne doit pas se relâcher.
Cet après-midi, ce sont les résultats et l’annonce des affectations.
Il y a beaucoup de monde dans la grande salle.
Les garçons s’installent, bavardent, plaisantent en prenant bien soin de l’éviter.
Plusieurs hommes en uniforme entrent et demandent le silence.
Un homme d’un certain âge arrive, il semble plus gradé que les autres, un capitaine.
Il se présente et commence un discours sur le devoir envers la patrie, bla bla bla
Paul a du mal à se concentrer, c’est tellement absurde.
Il recentre son attention.
— Ce matin, vous avez passé des tests. Certains ont mieux réussi que d’autres et vont intégrer l’école des sous-officiers. Lorsque vous entendrez votre nom, levez-vous
Il énumère une liste de noms et présente ses félicitations.
— M. Paul P. ? Bravo, vos résultats sont excellents
Surpris, Paul se lève prestement. Le capitaine, sidéré, le scrute mais ne laisse rien paraître.
Même si tous les regards convergent vers lui, Paul reste impassible.
Délire
21 août 1984 — 14:00 — Réunion avec le capitaine
La future promotion est regroupée dans une salle pourvue d’un écran.
Le capitaine félicite le petit groupe
Il explique la responsabilité de chacun, le devoir d’excellence bla bla bla
Il essaie de poser son regard sur toute l’assistance, mais il revient systématiquement à Paul.
Ce dernier sourit et acquiesce systématiquement à chaque affirmation tout en prenant des notes.
Un diaporama présente les différents corps d’armée ainsi que les différentes formations possibles après une série de sélections.
Une diapositive représente le ciel avec un hélicoptère et des parachutistes.
C’est alors que Paul lève la main.
— Oui ?
Avec un air perché mais sérieux, il demande :
— J’aimerais savoir quand je vais voler, j’adore ça voler et planer comme un oiseau, c’est tellement…
C’en est trop pour le Capitaine qui perd son calme.
— Cela suffit, sortez-le moi de là, direct au psy !
Ni une ni deux, il est agrippé par la manche et entraîné hors de la salle. Il a tout juste le temps de prendre sa précieuse besace.
Perversion
17 août 1984 — 15:00 — Cabinet du psychiatre
— Suis-moi et tais-toi
Son garde du corps a disparu.
Un inconnu fort peu aimable l’accompagne à une salle d’attente.
— Tu t’assieds et tu ne bouges plus. Le médecin va te recevoir
Et il disparaît sans un au revoir.
Paul est épuisé mais déterminé.
Il est assis face au médecin chef qui prend des notes.
— Vous vous prénommez Paul
— Oui Monsieur
— Vous savez que vous êtes un peu à part ?
— Non monsieur
— Vous avez marqué sur votre fiche de renseignement que vous êtes artiste chanteuse de rock
— Oui Monsieur
— Pensez-vous être une femme ?
— Pas du tout, je suis un homme mais je suis aussi chanteuse de rock
— Et êtes-vous homosexuel ?
— Si je suis homosexuel ? Oui, je le suis. Est-ce un problème ?
— Vous savez, les personnes comme vous ne peuvent pas intégrer nos rangs
Paul garde le silence.
— Cela serait dangereux pour vous et serait une source de désordre
— Me comprenez-vous ?
— Oui monsieur
— Je vais demander votre exemption mais vous devez passer par le bureau du lieutenant-colonel
Paul est abasourdi par la rapidité et la simplicité de cet échange. Maintenant, il veut seulement rentrer chez lui.
Encore une étape.
Délivrance
21 août 1984 — 16:00 — Le dernier bureau
Paul est accompagné dans une autre salle d’attente.
Il est très rapidement reçu.
Lorsqu’il entre dans le bureau il sent l’hostilité de l’homme qui le reçoit.
Pour la première fois depuis le matin, il ressent une véritable angoisse.
Il doit faire attention.
Il est assis en face d’un homme qui écrit longuement en silence, mais sa manière d’écrire montre une colère retenue.
Il lève la tête.
Il est tout rouge.
— C’est quoi cet accoutrement ?
— Le psy a demandé expressément votre exemption mais si ce n’était que moi…
— Non mais vous avez vu votre dégaine et ce parfum ?
— Enlevez vos lunettes !
— J’espère que vous n’êtes pas venu en voiture ?
— Non monsieur, je n’ai pas le permis
— Ah j’espère parce que je vous le ferais retirer si je pouvais !
— Vous êtes un pervers, un danger public, une honte pour notre patrie !
Il signe le papier d’exemption et le jette à la figure de Paul.
— Vous savez que cela restera marqué à tout jamais dans votre dossier
— Oui monsieur, merci monsieur
— Foutez-moi le camp d’ici !
— Au revoir monsieur
— Barrez-vous !
Paul prend le couloir et se dirige vers la sortie. Il presse le pas car il a peur qu’on le rappelle.
Il serre le papier signé comme le plus précieux des trésors.
Il ne croise personne.
L’homme du matin lui ouvre la porte sans un mot.
C’est fini.
Une cigarette
Lassitude
21 août 1984 — 17:00 — La voiture
Il doit regagner sa voiture mais son cœur bat la chamade. Il doit se calmer.
Il presse tout de même le pas en se retournant car il redoute d’être suivi.
Il trouve ses clefs cachées dans sa besace.
Il monte dans sa voiture et s’affaisse. Il a envie de pleurer mais il est trop épuisé.
Il sent que sa vue se brouille.
Il ferme les yeux pour reprendre ses esprits.
Il se réveille en sursaut.
Combien de temps est-il resté ainsi ?
Une cigarette
Paul ?
Il est temps de rentrer.