Moment Magique : Round – Cocteau Twins – 1996

Il est un peu grandiloquent de dire que, comme celle de Kate Bush, la musique des Cocteau Twins a changé ma vie. Et pourtant…

Le moment magique où j’ai écouté les Cocteau Twins pour la première fois, restera un souvenir important et indélébile. C’était le premier titre de l’album Head Over Heels, When Mama Was Moth, chez un disquaire de la place du Parlement à Bordeaux, en 1983.

Et il y en a eu tant de moments magiques avec ce groupe…

Mais j’ai envie de vous parler d’un autre moment magique, vécu grâce à un titre de la dernière période : Round.

1 – Bienvenue en Glossolalia

Bien sûr, j’ai été immédiatement ébloui par la voix, l’instrumentation, les harmonies vocales des Cocteau Twins. Mais c’est le langage inventé par Elizabeth Fraser qui m’a complètement fasciné.

La glossolalie d’Elizabeth Fraser, loin d’être improvisée, était le résultat d’une recherche et d’une construction très réfléchie. Dans des articles et d’interviews de collaborateurs, que j’ai parcourus, certains se souviennent de tous les livres et dictionnaires qui l’accompagnaient en studio.

Par exemple, pour le prodigieux Melonella, elle s’est inspirée de termes latins de variétés de papillons.

Un langage qui ne s’adressait pas au cerveau mais plutôt au cœur, aux émotions.

Encore aujourd’hui, à chaque écoute d’une chanson des Cocteau Twins, j’effectue de formidables voyages émotionnels. Je vis des histoires d’amour, de rupture, de joie, d’après-midi au bord de l’eau, de désespoir, de mélancolie, de regrets, de remords. Mon imagination est sans limite.

Elizabeth Fraser était persuadée de ne pas être une parolière crédible. Et si, au fur et à mesure, des phrases sont apparues, elle n’a jamais revendiqué des textes de chansons qui formaient un tout cohérent.

Pour l’anecdote, en 1984, je faisais mes études dans le département Métiers du livre à l’I.U.T. de Talence. Notre professeur de littérature, Claire Cayron, était une grande admiratrice de Virginia Woolf et avait souhaité partager sa passion avec nous.

Certains d’entre nous devaient présenter une de ses œuvres et j’avais choisi Les Années – 1937.

A la fin du livre, lors d’une réunion de famille, les enfants se mettent à chanter une chanson avec des mots incompréhensibles :

Etho passo tanno hai, Fai donk to tu do, Mai to, kai to, lai to see, Toh dom to tuh do.1

Même si je n’ai jamais lu d’interview d’Elizabeth Fraser à propos de Virginia Woolf, j’ai toujours cru qu’elle avait été une source d’inspiration.

2 – Un univers de strates

La plupart des chansons des Cocteau Twins peuvent être écoutées de deux manières. L’une avec une oreille distraite et vous entendez surtout un chant dans les aigus, une musique douce et inoffensive.

En revanche, si vous vous concentrez complètement sur la chanson, vous vous rendez compte de la richesse des compositions notamment au niveau des harmonies vocales et là, cela devient envoûtant.

Pour ma part, j’ai été véritablement happé par l’univers des Cocteau Twins lorsque j’étais dans le train Bordeaux – Montauban avec mon casque. Je me souviens que c’était Musette and Drums. Tout d’un coup, j’ai entendu plusieurs voix qui chantaient en même temps. Toutes ces voix, avec différentes tonalités et surtout mélodies, m’ont tellement bouleversé que cette musique est devenue une obsession.

Ce travail sur les strates de voix s’est amplifié à partir de leur album Treasure et tout au long de leur carrière. Plus de 30 ans ont passé et c’est, pour moi, un enchantement renouvelé pour chaque chanson que j’écoute.

3 – Vive les faces B

C’est Kate Bush qui m’a fait découvrir que les faces B des singles pouvaient révéler de véritables pépites. Ce sont souvent des titres qui n’ont pas leur place dans un album mais qui sont chers aux artistes.

Bien que leur carrière ait été brève, Cocteau Twins ont été assez prolifiques. Ils ont sorti un certains nombres de maxi (EP en anglais), totalement indépendants des albums, avec de véritables joyaux.

Cependant, c’est avec leurs deux derniers albums qu’ils ont sorti des singles. Avec Milk and Kisses, leur dernier album, chaque single a eu deux versions avec des titres inédits en face B. Je trouve la plupart de ces morceaux, huit au total, splendides.

4 – Round, moment magique

Round est le morceau typique qui pourrait passer pour inoffensif. Surtout si vous vous laissez berner par le début, qui est assez classique, avec un chant plutôt dans les aigus, agréable mais sans plus.

Cependant, à 2:04, c’est un véritable tourbillon qui m’emporte, un récit de regrets infinis et sans retour en arrière, une tristesse infinie. Et en même temps, c’est un tel plaisir. Il y a dans ce segment de la chanson jusqu’à quatre harmonies vocales qui se chevauchent et dialoguent entre elles. Pour ma part, c’est la partie avec le registre le plus grave qui me fait chavirer complètement. Et comme tout moment magique qui se respecte, j’ai toujours envie de l’écouter plusieurs fois de suite.

Lorsque, la première fois, j’ai écouté Round, j’ai pensé au dernier chapitre du livre Nous étions les Mulvaneys de Joyce Carol Oates. « Nous restâmes silencieux un moment. Je comprenais que je n’étais rien censé dire, pas un mot. Comme si nous avions été ainsi, à l’aise ensemble, pendant les quatorze ans que nous avions perdus. »

Pour vivre pleinement l’expérience, il est conseillé d’avoir un bon casque. 🙂

  1. «Les enfants la regardèrent fixement sans mot dire. Ils s’étaient arrêtés de manger et formaient le centre d’un petit groupe. Ils laissèrent errer un instant leur regard sur les grandes personnes, puis
    après s’être donné un léger coup de coude préalable, ils entonnèrent brusquement une chanson :

    Etho passo tanno hai,
    Fai donk to tu do,
    Mai to, kai to, lai to see
    Toh dom to tuh do 

    Voilà ce qu’on entendait. On ne reconnaissait pas un seul mot. Les sons défigurés s’élevaient et retombaient comme si les enfants se guidaient sur un air.Puis ils se turent.Mains derrière le dos, les gamins, d’un commun accord, attaquèrent le deuxième couplet. 

    Fanno to par, etto to mar,
    Timin tudo, tido,
    Foll to gar in, mitno to par,
    Eido, teido, meido 


    Ils chantèrent ce couplet avec plus d’impétuosité encore. Le rythme semblait les bercer et les mots
    inintelligibles s’enchaînaient les uns aux autres jusqu’à n’être guère qu’un hurlement. Les grandes
    personnes ne savaient plus s’il leur fallait rire ou pleurer, tant les voix étaient rudes, l’accent hideux.Le chant éclata de nouveau :

    Chree to gay ei
    Geeray didax…


    Puis les enfants se turent, au milieu d’un couplet, semblait-il. Ils restaient à sourire de toutes leurs, dents, silencieux, les yeux rivés au plancher. On ne savait que dire. Le bruit qu’ils venaient de faire était horrible, aigu, discordant, dénué de sens. Le vieux Patrick s’avança à petits pas vers eux.« C’est très gentil, très gentil, merci mes enfants », dit-il de sa voix bienveillante en tortillant son cure-dent. Les enfants le regardèrent en ricanant, puis ils commencèrent à se retirer. Martin, lorsqu’ils se faufilèrent devant lui, leur glissa une pièce dans la main. Alors ils se précipitèrent vers la porte.« Mais que diable chantaient-ils ? demanda Hugh Gibbs. Je n’ai pas compris un traître mot, je l’avoue. » Les Années – Virginia Woolf – 1937 ↩︎