Moment Magique – Grow – Terry Hall & Mushtaq – 2003

Grow est le titre qui m’a fait découvrir, par hasard, un des disques qui figurera sûrement dans mon top, le jour où je ferai la liste des albums qui me sont indispensables. Un moment magique mémorable.

Il est vrai que cette chronique est un peu longue, mais je ne pouvais faire plus court pour un tel disque.

Ode d’amour aux disquaires

Écumer les disquaires m’a toujours permis de dénicher des perles. Depuis l’adolescence, j’ai visité toutes les boutiques de disques des villes où j’ai vécu ou séjourné. Et je garde en mémoire le lieu exact de certaines découvertes, même quarante ans plus tard.

Dès mes premiers séjours à Paris, New Rose, rue Pierre Sarrazin dans le 6e, était devenu un passage obligé. Quand la boutique a fermé en 1992, un an après mon installation à Paris, j’ai d’abord été désemparé. Mais soulagement, une partie de l’équipe avait rejoint Gibert Disques, boulevard Saint-Michel.

C’était vraiment un magasin incontournable : chaque vendeur, spécialisé dans un style différent, était un vrai découvreur. Quand j’ai commencé à travailler Rive Gauche, Gibert est devenu mon rendez-vous quotidien de la pause déjeuner. De nos jours, malgré les transformations du magasin, je vais y faire un tour à chaque passage à Paris.

C’est là, devant une borne d’écoute, que j’ai été envoûté par un disque.

Avoir l’oreille fine

Il y avait des bornes d’écoute un peu partout dans le magasin. Et même si je passais la plupart du temps dans le rayon indépendant, je traînais aussi dans les autres rayons au cas où…

Un jour, j’ai entendu un son qui m’était familier.

Je pensais avoir reconnu le son du shehnai, sorte de hautbois indien, utilisé surtout pour les cérémonies comme les mariages, par exemple.

Moment Magique - Grow - Terry Hall & Mushtaq - 2003

Credit photo : Indicinspirations

J’avais découvert cet instrument grâce à Jaggernaut, album de Suns of Arqa de 1989, véritable hommage au shehnai. Suns of Arqa était un grand groupe qui n’a pas eu le succès qu’il aurait mérité. Il fut un des précurseurs de l’Asian underground, courant hybride mixant la musique électronique et la musique traditionnelle indienne. L’interprète était Kadir Durvesh qui était le seul joueur de shehnai en dehors de l’Inde. Mais j’y reviendrai.

Je déambulais donc dans le rayon pop/rock de Gibert Disques lorsque mon oreille (encore fine à l’époque) a été interpellée par ce son bien reconnaissable.

Intrigué, j’ai mis le casque sur ma tête. C’était Grow, véritable choc sonique incroyable, qui inaugurait un album fabuleux.

Et je me dis : Aurais-je eu envie d’écouter ce disque avec cette pochette assez hideuse et mystérieuse à la fois, qui ne lui rend absolument pas justice ?

The Hour of Two Lights, magnifique album humaniste, généreux et incompris

L’album est sorti le 12 août 2003, projet collectif de Terry Hall (chanteur de The Specials) et de Mushtaq (Membre de Fun’Da’Mental, figure de l’Asian Underground)

Ensemble, ils ont réuni une constellation de musiciens : indiens, égyptiens, polonais tziganes, algériens, hébreux, syriens, bangladais, écossais, turcs, anglais… Un véritable patchwork culturel. La plupart étaient nés ou vivaient en Grande-Bretagne. Damon Albarn y fait même une apparition.

Moment Magique - Grow - Terry Hall & Mushtaq - 2003

Crédit photo : Will Bankhead

The Hour of Two Lights fut un album sous-estimé et totalement incompris pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, je crois que c’était un manifeste politique, un hymne de paix et de tolérance. La collaboration d’un musicien juif d’origine polonaise et d’un musulman, ayant fait partie d’un groupe qui revendiquait ses origines et militait contre le racisme en Angleterre, n’était pas anodin.

Le choix des musiciens non plus.

Par exemple, la présence d’artistes tziganes, communauté encore aujourd’hui fortement ostracisée au Royaume-Uni, était un geste fort.

De plus, je crois que le nom de Terry Hall a créé un malentendu. Peut-être que les chroniqueurs attendaient un album plus pop et qu’ils ont été déconcertés par tous ces mélanges. Ils n’ont pu atteindre la substantifique moelle de The Hour of Two Lights et sont passés à côté de toute sa richesse.

Voilà ce que disait un journaliste du Guardian dans sa chronique du 18 juillet 2003.

« Hall est dans une forme laconique remarquable, et sur les meilleures chansons (A Gathering Storm, Ten Eleven, Stand Together) il crée une atmosphère sombre de menace planétaire dans une collision gémissante et fracassante d’influences hip-hop, moyen-orientales et tziganes.

Les passages où Hall est absent sont moins concentrés : l’explosion d’ouverture de cuivres, percussions et voix arabes s’étire trop longtemps, et les voix plaintives d’Abdul Latif Asili s’accordent mal avec les autres morceaux. Mais peu importe. Deux des pionniers de la pop britannique multiculturelle sont de retour avec un ensemble audacieux et réfléchi. »

Et, même si cette chronique n’était pas vraiment négative, je pense qu’il n’a pas capté la portée politique, ni la magnificence de cet album.

Il faut, tout de même, souligner que les Inrocks faisaient partie des rares qui avaient écrit une chronique très juste.

The Hour of Two Lights, une corne d’abondance

Je ne vais pas commenter l’album titre par titre. Car, bien sûr, je vous invite à le découvrir sur Spotify ou sur le Bandcamp du label. Cependant, il demande que vous soyez sensible à la musique indienne, orientale, aux musiques du monde. Mais surtout, il exige une bonne écoute, avec un bon son, un bon casque, une bonne chaîne, de bons haut-parleurs, et surtout à un volume fort. Dommage pour les voisins !

En effet, c’est un album foisonnant avec une production exigeante et un son parfait qui mérite un bel écrin.

Tous ces instruments, ces voix, ces cultures, qui ne seraient sûrement jamais rencontrés, se combinent à la perfection. Il y a de l’audace mais aucune faute de goût. De l’humour aussi, reconnaîtrez-vous l’hommage à Bizet ? 

Plus de vingt ans après, j’éprouve les mêmes sensations qu’à la première écoute : liberté, grandeur, luxuriance, exaltation, euphorie.

Ces jours-ci, en travaillant sur ce texte, alors qu’il passait en boucle, fort, très fort, j’ai retrouvé cette même joie immense.

Grow, un moment magique subtil et galvanisant

Grow ouvre l’album. Comme un fruit, ce morceau grossit, mûrit et se savoure. Et, même s’il est court, il faut avoir une certaine patience pour prendre la mesure de sa grandeur.

Pour l’anecdote, je me suis rendu compte que le joueur de shehnai est le même que sur Jaggernaut de Suns of Arqa, quatorze ans auparavant. 🙂

Cela commence par le long souffle mélancolique et envoûtant du shehnai qui dure plus d’une minute et demie. Puis arrive le son de l’oud avec la voix d’une jeune fille syrienne qui psalmodie en arabe des paroles qui étaient tellement prémonitoires sur la situation actuelle.

Protest singers, songs of freedom with words of despair. people meeting people marching and going nowhere. Take me away from the swarm. Feels like a gathering storm.

Chanteurs contestataires, chansons de liberté aux paroles de désespoir. Des gens qui se rencontrent, des gens qui marchent et ne vont nulle part. Emmène-moi loin de l’essaim, on dirait qu’un orage se prépare.

À 2:41, premier fracas, les percussions (Dhol et Darbuka entre autres) surgissent, mêlées aux cordes dignes d’un orchestre égyptien. La voix récite en boucle : Emmène-moi loin de l’essaim. On dirait qu’un orage se prépare. 

Et à 3:49, c’est une déflagration avec la fusion du shehnai, des percussions et des cordes, l’oud, la voix, une apothéose, trop courte mais inoubliable.

Ce jour-là, à Gibert Disques, j’ai trépigné de joie, incapable de retenir ma gesticulation. Autour de moi, il y eut quelques regards interloqués. Tant pis, j’avais trouvé une pépite ! J’ai aussitôt acheté le disque et je suis retourné travailler. Je venais juste de changer de poste et j’avais un bureau pour moi tout seul, vous pouvez donc imaginer… 

Une résonance actuelle

Ces moments magiques sont toujours très personnels. Pourtant, j’espère que Grow saura vous toucher comme il m’a touché.

Aujourd’hui avec ce monde en conflit perpétuel, The Hour of Two Lights résonne d’autant plus.

Dommage qu’il ne puisse pas effacer le flot d’ignorance, de bêtise, d’exagération, d’intolérance, de fanatisme, de racisme, d’antisémitisme, engendré par les actes terroristes abominables du 7 octobre 2023 perpétrés sur le peuple israélien ainsi que le déferlement de violence injuste et insupportable qui s’est abattu sur le peuple palestinien.

Voici les paroles du dernier morceau du disque :

In the name of freedom we speak and spell

 from a place of reason to the gates of hell

in the name of mercy and the untold cost 

in the arms of justice by the hand of god

the name is… the name is..

the name is…

Love

Au nom de la liberté nous parlons et proclamons

d’un lieu de raison aux portes de l’enfer

au nom de la miséricorde et du prix indicible

dans les bras de la justice par la main de dieu

le nom est…. le nom est…

le nom est…

Amour

Moment Magique - Grow - Terry Hall & Mushtaq - 2003