La porte

Cela fait déjà quelques minutes qu’il est à genoux, le dos tourné au groupe.

Trois garçons, un peu plus âgés, sont à côté de lui, ils bavardent et ricanent.

Derrière lui, il entend les adultes qui parlent à voix basse et rient.

Moi, je pleure tout doucement. J’essaie de faire aucun bruit, mais y’a la morve qui descend de mon nez et j’arrive pas à m’arrêter de pleurer. Même quand je serre fort les dents, ça sort quand même.

Tout l’été, je dois prendre le bus pour aller à Loubéjac. Et chaque matin, j’ai la boule au ventre. Moi, je veux juste rester à la maison, lire mes bouquins tranquille. J’aime pas être ici, j’ai pas de copains.

Aujourd’hui, ils m’ont mis avec les garçons du groupe des grands. Et il y a deux moniteurs qui m’aiment pas du tout. Ça se voit trop. Ils me regardent toujours de travers. Quand je leur parle, ils soupirent, comme si j’étais bête, et ils ont ce sourire, celui qui fait mal. Il y en a un qui est gros et vraiment pas gentil.

Je pensais que l’autre m’aimait bien. Moi, au début, je l’aimais bien, je le trouvais beau. Il m’a aidé pour mon Lucky Luke. Je l’ai découpé dans du bois, mais j’ai un peu raté les bords. Il est pas très droit. Ils l’ont accroché pour que tout le monde rigolent en disant qu’il est moche. Moi je le trouve pas si mal…

Ce matin, j’ai pas voulu jouer au foot. J’aime pas ça. Alors je suis resté sur le côté. Les moniteurs ont soupiré, comme d’habitude. Ils m’ont laissé là, en plein soleil. J’avais chaud, j’étais tout seul, mais j’étais tranquille.

Je continue à pleurer un peu. Pas fort, juste un peu, dans ma gorge. Parce que je sais que c’est pas juste. Ils font exprès de pas m’aimer. Je les énerve.

Juste avant, j’étais dans mon coin, je regardais autour. Il y avait trois garçons. Ceux-là, je les aime pas trop. Ils sont toujours en train de courir, de faire du bruit. Avec eux, je suis pas bien.

Depuis le début du centre, ils m’ont jamais parlé, pas une seule fois. Ils me regardent comme si j’étais nul ou bizarre, ils se moquent de moi.

Les moniteurs sont partis boire leur café, comme toujours, et fumer aussi. Ils se fichent de ce qu’on fait.

À côté, il y avait une vieille porte. Elle sert de table quand on fait des bricolages dehors. Et un peu plus loin, il y a un gros tas de terre et de sable, comme une colline. Je crois que ce sont des restes de travaux.

Alors les trois garçons, ils ont pris la vieille porte et l’ont montée tout en haut de la colline. Ils criaient comme des fous. Et hop, ils ont glissé dessus comme sur une luge, en hurlant et en rigolant.

Moi, j’étais pas loin. Et j’ai tout de suite pensé : ça va mal finir, c’est sûr.

C’était tellement drôle qu’ils ont voulu recommencer. Ils sont remontés tout en haut et ont redévalé la colline en criant comme des fous. Mais cette fois, il y a eu un gros craaaac. Un bruit sec, comme du bois qui casse.

La vieille porte, elle a pas tenu. À trois dessus, c’était trop lourd. Elle s’est fendue en plein milieu.

Il y a eu plus de peur que de mal. Les trois rigolards se sont relevés sans une égratignure. Mais la porte, elle, elle était fichue, fendue, tordue, bonne pour la poubelle.

Ils l’ont laissée là, comme si c’était pas grave. Ils sont allés s’asseoir un peu plus loin, en rigolant encore, mais moins fort. Moi, je voyais bien qu’ils faisaient semblant. Ils savaient qu’ils allaient se faire gronder. Et pas qu’un peu.

Les moniteurs sont revenus. Ils ont vu tout de suite la porte cassée. Il y en a un qui a crié super fort :

« Qui a fait ça, bordel ! »

J’ai sursauté. Mon cœur battait vite. Même si c’était pas moi, j’ai eu peur.

Un moniteur arrive en courant.

« Vous quatre, par ici »

Je lève la tête, c’est à moi qu’il parle ?

« Moi ? »

« Oui, toi et les trois autres. »

« Mais j’ai rien fait ! »

« Cela t’apprendra à traîner avec ces trois débiles et puis cela te servira de leçon. »

« Mais j’étais pas avec eux ! »

« C’est bon hein ? »

Je sens le feu qui me monte aux joues et je commence à pleurer.

Les trois autres sont en train de rire.

« Vous vous tournez et vous vous mettez à genoux. Aujourd’hui, pas d’activités pour vous. »

J’essaie de protester mais je suis empoigné par les épaules et secoué. Le gros moniteur me lance :

« Tu arrêtes de pleurnicher, tu la fermes et tu te mets avec les autres.

C’est là que je comprends ce que ça veut dire, détester. Et dedans moi, ça bout. Je fulmine, j’ai mal dans le ventre, comme si j’avais avalé un truc dégoûtant. Et un poids sur la poitrine qui m’oppresse.

Mon exaspération est à son comble, bien sûr à cause du sentiment d’injustice mais surtout par cette impuissance qui m’empêche de me défendre.

Je ne fais pas le poids devant l’animosité de deux adultes.

Après ce qui me semble une éternité, ils nous disent de nous relever.

Toi, tu pars rejoindre le groupe danses folkloriques et va te passer un coup d’eau sur le visage.

Même si je ne suis pas capable de mettre un mot sur le ton utilisé, je sens tout le dégoût que je leur inspire.

Je me sens épuisé, sale et toujours aussi furieux. Cependant, je suis déterminé à ne plus montrer ma détresse, je ne pleure plus et ne dis mot.

Je me permets seulement de lever la tête et de les regarder droit dans les yeux.

Je suis un garçon de dix ans. Alors, mon regard réussit-il à exprimer toute la rage et la détestation que je ressens pour eux ?

Ils sont mal à l’aise et détournent les yeux.

Je ne reviens plus dans ce groupe pendant le reste de la saison.